Jacques Pugin

(Suisse/France)

Jacques Pugin

LES CAVALIERS DU DIABLE 

Centre PHI
10 septembre au 10 octobre 2015

À travers ses recherches plastiques, Jacques Pugin sonde le temps, l’espace et la relation complexe de l’homme à la nature, captant de manière singulière et sensible les éléments naturels, mais aussi les traces laissées par l’homme sur le paysage. Dans Les cavaliers du diable (2009-2013), Pugin utilise pour la première fois dans sa carrière des images tirées d’Internet plutôt que de prendre ses propres clichés. La raison en est simple : après la guerre civile au Darfour, les photojournalistes avaient difficilement accès au pays. Toutefois, et bien que ce n’en était pas expressément le but, les appareils de prise de vue satellitaires avaient déjà documenté les ravages commis par les milices janjawids (les cavaliers du diable), dont les ruines calcinées des villes et des villages avaient laissé une trace indélébile.

Afin de mettre en évidence les vestiges de cette barbarie, Pugin enregistre les images de Google Earth et choisit de leur appliquer un double traitement : il retire la couleur des images puis les inverse, signifiant ainsi symboliquement le caractère fondamentalement sombre et négatif de la barbarie qu’elles évoquent.

Avec cette sorte de témoignage post-photographique, Pugin soulève la controverse non résolue de l’esthétisation de l’horreur. En transformant chaque image en son « négatif », il nous offre un geste rhétorique qui exprime sa consternation face à l’atrocité. En réponse à certains jugements moralisateurs qui prétendent que la beauté est un obstacle pour une éthique de la vision, Les cavaliers du diable démontre que l’appréciation esthétique réside non pas dans l’image, mais dans l’œil du spectateur.

BIO

Né en 1954, Jacques Pugin vit et travaille à Paris. Son travail a été présenté dans plusieurs galeries et musées, notamment à la Galerie Esther Woerdehoff à Paris (2015) ; au Musée de l’Elysée à Lausanne (2009) ; au Museu de Arte Moderna de São Paulo (2009) ; au Grand Palais à Paris (2007) ; et au Carrousel du Louvre (2004). Plusieurs de ses œuvres figurent dans des collections, telles que la Polaroid Collection à Cambridge aux États-Unis, la Collection privée Bernard Arnault France, ainsi que celles du Musée Nicéphore Nièpce à Chalon-sur-Saône, du Centre Pompidou à Paris et de la Fondation de la Photographie de Zurich. Il a reçu plusieurs bourses, dont la Bourse Fédérale des Beaux-Arts de la Suisse, la bourse Berthoud et la bourse Lissignol-Chevalier, toutes deux accordées par la Ville de Genève. Il est représenté par la Galerie Esther Woerdehoff à Paris.

www.jacquespugin.ch
www.ewgalerie.com

Cette exposition est présentée avec le soutien financier du Service de Coopération et d’Action Culturelle du Consulat général de France à Québec, du Consulat général de Suisse à Montréal, ainsi que de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture.


Entrevue avec Jacques Pugin

QUESTIONS GÉNÉRALES SUR LE PROCESSUS CRÉATIF DE L’ARTISTE

Parlez-nous de votre démarche. Par quoi commencez-vous lorsque vous créez une nouvelle œuvre ? Qu’est-ce qui vous inspire ?

Je pratique une photographie expérimentale où les recherches plastiques se mêlent à une réflexion sur le temps, l’espace et la relation complexe qu’entretient l’homme avec la nature. Ma démarche est caractérisée par mes interventions dans mes images, lors de la prise de vue ou a postériori via différentes techniques, les outils numériques, le dessin, la peinture. Je redéfinis la photographie et ses sujets.

J’apporte une attention particulière qui porte sur les traces qui témoignent de la présence de l’homme, et sur les éléments naturels dans le paysage.

C’est souvent à l’occasion de voyages, et de treks dans la nature, que je trouve mon inspiration. La marche me permet de me confronter à la nature, de me mettre en osmose avec elle, et elle me met dans un état créatif.

Il m’arrive aussi, et c’est le cas avec Les cavaliers du diable, de rêver mes projets. Je me réveille le matin et je rentre dans le processus créatif.

Quel artiste a eu le plus d’influence sur votre pratique et pourquoi ?

Je ne sais pas si je peux parler d’influence, ce sont parfois des effets qui sont très subtils sur un parcours d’un artiste, et les influences sont souvent inconscientes.

Ce que je peux dire par exemple, des personnes trouvent que dans mon travail de Sacred Site on peut trouver une influence de Richard Long. Artiste que j’apprécie beaucoup par ailleurs. Ceci dit, ma démarche est très différente de la sienne, car il construit ses sculptures dans l’espace, alors que moi, je photographie des traces, qui parfois, en effet, sont des cercles. Mais ce n’est pas moi qui les crée.

A ces personnes je réponds que j’aimerais beaucoup photographier une sculpture de Richard Long si je pouvais en trouver une dans mes multiples marches.

Travaillez-vous sur plusieurs projets en même temps ?

Oui, ca m’arrive souvent de travailler sur plusieurs projets en même temps, de laisser de côté un projet, d’y revenir plus tard, peut-être des fois avec un peu plus de recul.

Pouvez-vous nous décrire une journée typique dans votre vie d’artiste ?

Je me lève le matin et je me couche le soir ! Entre les 2, ca dépend des jours… J

Si vous n’étiez pas artiste, que seriez-vous?

No 1 au tennis !

Blague à part, la photo est mon moyen d’expression, elle me permet d’exprimer ce que je ne sais pas verbaliser. Si je n’étais pas photographe, j’exercerais sans doute une autre forme d’art, pianiste pourquoi pas ?

QUESTIONS GÉNÉRALES SUR LE MONDE DE L’ART

Quelle œuvre aimeriez-vous posséder ?

Je ne souhaite pas particulièrement vouloir posséder une œuvre en particulier, mais j’aime beaucoup une œuvre qui est l’œuvre réalisée en 1920 par Man ray et Marcel Duchamp L’élevage de poussière.

Une photographie plongeante sur les poussières accumulées au-dessus de l'œuvre de Marcel Duchamp, peut me faire penser à une vue aérienne ou à des lignes et des traces qui sont mises en relief. On parlait tout à l’heure d’inspiration...

Quelle est la chose la plus étrange que vous avez vue se produire dans un musée ou une galerie ?

Peut-être la plasticienne Deborah de Robertis qui a réinterprété l'œuvre de Gustave Courbet.

Cette jeune luxembourgeoise a proposé une reprise très personnelle de L'Origine du Monde de Gustave Courbet, tableau de 1866 montrant le sexe d'une femme. Au Musée d'Orsay, où est exposé le tableau, elle a choisi de poser devant le tableau, assise et jambes écartées, dans la même position que le modèle du peintre.

Internet constitue un miroir universel où les chemins de notre expérience bifurquent : nous pouvons décider d’exister et de déployer notre activité dans le monde tangible ou le faire dans le monde virtuel. L’écran devient alors une membrane perméable qui permet le passage d’un côté à l’autre.

Mais si nous repensons notre conception du réel, nous devons aussi reconsidérer le sens même du genre documentaire. On peut spéculer de manière délibérément tautologique sur deux hypothèses : de un, la réalité est telle qu’elle apparaît sur les écrans qui servent d’interface entre le sujet et l’objet; et, de deux, en documentant le monde en images, nous contribuons à générer plus de réalité.

Quelle est votre relation avec Internet en lien avec votre pratique artistique?

Tout d’abord, je n'utilise pas systématiquement Internet. Je l'ai utilisé pour réaliser Les cavaliers du diable et sur un autre projet en cours.

Dans la série  Les cavaliers du diable, ma relation avec Internet est double :

- Je l’utilise à la fois comme OUTIL, qui a rendu accessible le Darfour, à travers Google Earth, et qui a permis la réalisation de mon projet.

- Et d’autre part, Internet devient aussi le SUJET de mon travail, il fait partie intégrante de mon intention, car à travers cette série, je questionne le rôle d’Internet, comme outil de reportage des temps modernes et comme outil de mémoire.

In fine, j’ai détourné l’image de son rôle d’information pour en faire une photographie picturale.

Comment peut-on documenter la réalité à l’ère du web 2.0 où tout peut être truqué et falsifié?

Tout d’abord, vous posez la question de la réalité… La réalité n’existe pas, tout est subjectif. Même un journal d’information donne un point de vue, certes factuel, mais qui dépend de sa propre interprétation.

Par ailleurs, on n’a pas attendu Internet pour falsifier les informations : Christian Caujolle, dans sa préface sur mon travail, montre bien que les reportages/documentaires, les photo de guerre peuvent être de formidables outils de propagande.

Internet est un outil comme un autre ! On peut y faire le bien comme le mal…

QUESTIONS SUR SON OEUVRE

Pourquoi avez-vous choisi de travailler avec des images provenant d’Internet pour la première fois de votre carrière pour réaliser Les cavaliers du diable?

C’était le seul moyen de réaliser ce projet, et en même temps, Internet est l’OBJET de ce travail, puisque ma série questionne le rôle d’Internet comme outil de journalisme. (cf. Infra)

Comment avez-vous procédé pour créer ce projet et que représente-t-il?

J’ai choisi de travailler non pas sur mes images, mais en utilisant des clichés empruntés sur Internet.

Ce sont des photographies satellitaires du Darfour, tirées de Google Earth, prises à des milliers de kilomètres de la Terre.

Elles représentent des traces de villages brûlés, vestiges de la guerre civile au Darfour.

A première vue, ces images sont très graphiques, et ne laissent présager du sujet sous-jacent. Mon intention est d’attirer le regard par l’apparence esthétique, puis de susciter le questionnement, « qu’est ce donc que je vois ? Une voute céleste?  Une ville vue d’avion la nuit ? Avant de révéler le sujet, éminemment violent et dur, du génocide.

Pourquoi avez-vous choisi le noir et blanc pour cette œuvre?

À leur état premier, lorsque je les extrais de Google Earth, ces images sont en couleur, et représentent des traces noires sur fond de sable orange. C’est ce que voit l’œil du satellite.

J’ai choisi d’appliquer à ces images un double traitement : d’une part j’ai retiré la couleur, puis je les ai passées en négatif, afin de signifier symboliquement le caractère fondamentalement noir et négatif de la barbarie dont elles sont le témoin.

Ce processus transforme les lignes noires en traces blanches, symboles de la lumière, celle du passage du feu.

Certaines personnes pensent que la circulation et la transmission d’« images embellies » de catastrophe et de destruction est problématique. Que leur répondez-vous ?

Je pense que ce commentaire ne s’applique pas à ce travail.

Je ne propose pas des images embellies, mais une forme de présentation qui les rendent abstraites.

Mon intention à travers ce travail est de montrer une forme de reportage différent. Je ne montre pas, comme c’est souvent le cas du reportage de guerre, des corps mutilés, morts, etc… images qui sont d’une telle violence qu’on détourne le regard, et on passe à un autre sujet.

Mon procédé est différent : je donne à voir une image qui, au premier degré, semble esthétique, et attire l’attention.

Puis, suscite le questionnement.

C’est donc seulement après une deuxième lecture, qu’on comprend que le sujet est celui du génocide.

Quel est l’avenir de l’image en art contemporain selon vous?

Je n’ai pas une boule de Cristal pour répondre à cette question J

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